Mutations sociétales et transformations numériques
Mutations sociétales et transformations numériques

Livre scolaire et contenus éducatifs numériques : la « Bible » du XXIe siècle

L’une des questions que pose toute velléité de refondation du système éducatif, est bien sûr celle des programmes et contenus scolaires.
J’aborde dans ce billet, deux sujets auxquels je suis plus particulièrement attachée : la tendance institutionnelle à assimiler carte et territoire, qui dessine des freins à l’autonomisation de « l’apprenant » ; et celle à sous-estimer le rôle clé naturel de la forme du support — il s’agit d’informer ! —.
Les supports impactent la manière dont nous apprenons ; la façon dont l’information est structurée engage de façon différenciante notre accroche attentionnelle, notre compréhension et notre mémorisation et, in fine, notre négociation avec le réel.

Carte, territoires, et esprit cartésien : le droit à l’erreur.

“ La géométrie n’est pas vraie, elle est avantageuse. ”

(Henri Poincaré)

– Le lien entre innovation/expérimentation et erreur/échec est en général plutôt bien compris… dans le sens conséquentiel : l’innovation engendre de l’échec. Vous trouverez même des conférences pour le dire !

– Mais il peine à s’appliquer concrètement. La culture française ne brille pas dans le « reverse engineering ». Elle admet que les démarches novatrices ou expérimentales génèrent des ratés, mais quand elle se trouve face à l’échec, la rétro-analyse consiste souvent en une simplification à l’extrême : la conviction causale, linéaire « il n’y a pas de fumée sans feu ». Si échec il y a, on cherche le défaut éléphantesque, le vice caché, l’anomalie congénitale, le coupable parfait, qui ne peuvent qu’être, évidents, déterminants, et propres à « faire une différence » (de differe : disséminer, disperser, séparer, déchirer).

Elle résout ainsi la « crise logique » que devrait provoquer l’échec : elle ne questionne pas le système, les paradigmes environnants, les règles du jeu, les modalités ; elle sépare et exclut l’échec. Ceci, bien qu’elle sache que son inclusion joue un rôle déterminant dans la capacité collective d’innovation et de progrès.

C’est méconnaître la complexité. Mais c’est aussi je crois un symptôme d’une compréhension culturelle insuffisante des mécanismes scientifiques : l’histoire des sciences, de l’invention, des découvertes, des outils et techniques, la façon dont s’élabore et dont évolue la théorie scientifique.

La logique déductive, ou encore comme je l’ai lu il y a quelques jours, savoir distinguer « fait » et « opinion », ne sont absolument pas suffisants pour « faire science ». La rigueur cartésienne ne se suffit pas à elle-même : il faut aussi pouvoir donner espace et temporalité à la démarche, et c’est devenu d’autant plus nécessaire dans un monde complexe et accéléré. Il faut comprendre la non linéarité de la construction de connaissance (Cf. aussi ce billet) :

– pour être capable d’induire évolution et progrès,
– et pour être en mesure de l’inscrire (la situer, ou la re-contextualiser) comme « fait soci(ét)al » dans un environnement contraignant.

Et j’ai tendance à penser que l’académisme fait une erreur si, par son organisation et ses procédés, il en vient à produire incidemment la conviction commune, banale, que carte et territoire sont (peuvent être) confondus : que la carte EST le territoire. Et que quiconque s’écarte de la carte, mérite d’être banni du territoire.

L’on parle de vivant, et la carte n’est évidemment jamais le territoire, a fortiori si ce vivant s’élargit et change rapidement. Pire : l’histoire démontre que, dans ses lignes les plus déterminantes, la carte s’est souvent dessinée au fil de la découverte de nouveaux territoires, bien plus rarement l’inverse. Le postulat « apprenez la carte, vous saurez le territoire », ne fait plus sens.

Le support éducatif structure (ou déstructure) la pensée

“ Mieux vaut tête bien faite que tête bien pleine. ”

(Montaigne)

Je n’obtiens pas la même sculpture si je travaille mon bois avec un ciseau large et grossier, avec un outil très fin, avec un laser, avec une chaîne automatisée ou numérisée. Et pas la même co-construction de pensée si je la partage avec d’autres dans la pierre, sur du parchemin, sur papier imprimé, ou sur un support digital.

Or l’institution éducative occulte excessivement – ou ne voit que dans un sens ? – cette capacité qu’a l’outil d’agir de façon modelante.

  1. Il échappe rarement aux enseignants que « Pauvre Point » (powerpoint) détermine parfois la façon dont la pensée de l’étudiant se construit, s’extériorise – ou se dissout – dans le collectif ! ;)
  2. Mais pourquoi omettre le mécanisme inverse ? J’avais évoqué dans cet ancien billet la façon dont l’écriture, puis l’imprimerie, avaient « discipliné » la connaissance des civilisations orales et permis reproduction et partage en la « marquant » (l’inscrivant) sur des supports matérialisés et finis ; et en quoi le numérique portait un mouvement du même ordre. Je vous conseille d’écouter aussi sur ce sujet cette belle conférence de Michel Serres : « Petite Poucette ».

Je pense que le livre scolaire est obsolète. Mais je le pense bien au-delà du lieu commun « le papier c’est dépassé« , qui se voudrait juste dans l’air du temps et d’un tas de raisons pragmatico-technico-économiques.
Il est obsolète parce qu’est probablement en train d’être atteint un stade d’évolution de la pensée humaine où le support imprimé, où se marque l’empreinte manuelle du savoir discipliné, se met à exercer un niveau trop élevé de contrainte (formelle, temporelle…).

La structuration cloisonnée, linéaire et hautement reproductible des connaissances frôle des limites d’automatisation, là où l’enjeu devrait être l’autonomisation.
Sauf qu’au-delà de l’évidence des volumes de tirages, et si l’on veut bien se donner la peine de retourner sa pensée comme un gant : c’est l’apprenant, plus encore que l’imprimeur, qu’elle transforme (vraiment) en machine à reproduire.

Le « bon petit élève français » baigne dans un environnement de « perfection académique » :

– C’est certes l’idéal visé et (actuellement) revendiqué de notre système éducatif ;
– Mais c’est, aussi, un facteur de surdosage de théorie pré-mâchée, très peu expérimentée, pas toujours digérée (ou pas au degré auquel l’on pourrait l’espérer).

Car ainsi s’alimente au fil des années, une croyance diffuse, implicite, qui au détour de l’immense majorité des cursus ne sera jamais réellement questionnée, démontée : la Connaissance a toujours évolué et évoluera toujours au rythme causal, linéaire et propret… des livres scolaires.

Approximation évidemment erronée, que mondialisation et accroissement exponentiel de l’information permettent toujours moins d’ignorer au titre de quantité négligeable.

Continuité et progression verticale, chronologie minutée, surorganisation disciplinaire, mono-causalité, déductibilité lumineuse d’évidence : ce sont les ingrédients d’une recette magique de production d’excellence et de capacité à « gérer la suite » (qui bien sûr ne saura que nous faire la politesse de ressembler à cela).

Grave erreur culturelle, sur laquelle les structures éducatives, l’organisation pédagogique, les programmes et contenus, ont un rôle déterminant à jouer.

L’enjeu n’est rien de moins que de comprendre en quoi les contenus éducatifs – plus exactement l’ensemble des processus institutionnels de leur production, reproduction, organisation et diffusion – sont le Gutenberg des temps modernes. Et le livre scolaire (ou ses substituts), la Bible du XXIème siècle.

 
Bible de Gutenberg.